Issue 1: Inaugural Issue

Honneur masculin

Wajdi al-Ahdal

Traduit de l'arabe par Nada Ghosn

Le soleil s’est levé sans envie, et j’ai pris mon petit-déjeuner sans appétit. Je suis sorti à sept heures et demie, le magazine égyptien « Points de vue » sous le bras. J’ai marché trois cent mètres avant d’arriver à la grand-rue. Là, j’ai attendu quelques minutes. Un bus rempli de passagers est arrivé. Je suis monté sans m’assoir. J’ai tendu dix riyals au jeune homme que le chauffeur avait choisi parmi des dizaines d’adolescents semblables pour compter l’argent. Il a pris les pièces sans se retourner, occupé à échanger des jurons avec les hommes des tribus qui, sans doute, avaient voulu frauder.
Après quelques kilomètres, des passagers sont descendus, et j’ai trouvé une place libre. Celui qui l’occupait avait rabattu le siège. Je l’ai ouvert et me suis assis près de la porte. Le bus s’est mis peu à peu à balancer. Un peu plus loin, un barrage militaire ne servait qu’à gêner le passage, à priver les citoyens sans défense de leur tranquillité, à munir toujours plus ceux qui avaient déjà des armes illicites…
J’ai ouvert le journal et commencé la lecture : « À la veille de la Révolution française, la garde française, une division d’élite formée en 1564 liée au Palais royal, portait des uniformes bleus. Cette même division s’est soulevée en juillet 1789, en s’alliant au peuple pour prendre la Bastille. Un grand nombre d’entre elle a ensuite rejoint la garde nationale parisienne, habillée en uniforme bleu. Le bleu a ensuite été imposé à l’ensemble des bataillons des villes et des villages. En juin, il a été déclaré couleur nationale. Au lendemain de la proclamation de la république, à l’automne 1792, c’est devenu la couleur de l’uniforme militaire. En 1792-93, plusieurs lois ont été promulguées, imposant le bleu dans l’infanterie, l’armée régulière et les armées révolutionnaires. »
Un contrôleur quinquagénaire en uniforme gris métallique est monté dans le bus pour faire son inspection. Trois jeunes de ses acolytes, debout près de la porte, se sont lancés dans une discussion animée. Un soldat court en jambes, aux joues creusées, qui percevait le monde à travers deux minuscules fentes, a dit :

« C’est drôle que vous soyez si fiers de choses tellement futiles… Je ne vois rien d’héroïque dans tout ça… Vous êtes capables de vous tailler les moustaches au pistolet, vous ? »

Le soldat aux jambes courtes a fermé les yeux. Il a sorti un pistolet qu’il a approché de son visage, puis tiré deux balles à la verticale. Ses moustaches ont rétréci et la peau de son visage s’est contractée. Les autres soldats se sont pris au jeu. Le contrôleur quinquagénaire a regardé par la fenêtre. Un sourire illuminait sa figure. Il a acquiescé le défi viril du petit soldat arrogant. Un soldat brun, haut comme un palmier, au tempérament aussi instable que la tige d’un roseau, a senti la colère monter. Il était tellement irrité qu’il avalait ses mots :

« Ben figure-toi, moi… Je peux me tailler la boule à zéro avec un fusil ! »

Le militaire efflanqué a baissé la mitraillette de son épaule, la pointant sur sa chevelure soyeuse comme un coussin en éponge. Il a tiré dix balles à l’horizontal en appuyant une seule fois sur la gâchette. Ses cheveux ont voltigé dans les airs, ainsi que des morceaux de son cuir chevelu. Il était effrayant, le crâne chauve brulé, ensanglanté, son épaisse chevelure demeurant de chaque côté.
Le contrôleur quinquagénaire a ri de toutes ses tripes. Seul le bling bling des pièces d’or pouvait égaler cet éclat ! Un autre soldat, le beau visage d’éphèbe tout rouge, s’est emporté :

« Qu’est-ce que c’est que ce jeu stupide ? Je peux me raser la nuque moi–que Dieu vous accorde sa miséricorde–au RPG ! »

Il a fouillé dans les sacs sur son dos pour en sortir un missile rempli d’explosifs avec lequel il a bouché le cylindre vide. Le contrôleur quinquagénaire avait l’air terrifié. Les passagers recroquevillés aux fenêtres ont immédiatement baissé la tête. Quant à moi, le plus proche du soldat inexpérimenté qui avait lancé le défi, j’ai senti mes jambes trembler. Je gardais cependant le sourire face à une fin imminente, abattu, interdit…
Le contrôleur a annoncé qu’il avait terminé son inspection sans trouver d’infraction. Il a ordonné au conducteur de le déposer à la première mosquée pour faire la prière du vendredi. Le chauffeur du bus a allumé le poste de radio et arrêté le curseur sur une station saoudienne. Il a monté le son pour que les passagers entendent : « Bienvenue à son Excellence, le cheikh… membre du conseil des grands ‘oulémas et du comité des muftis, dans notre programme de consultation juridique. Nous allons commencer par une question d’Oum ‘Abdel ‘Aziz qui nous vient de la région de Zilfi : Est-ce qu’il est permis d’égorger la bête du sacrifice à Mina ? »
J’ai remarqué que plusieurs passagers écoutaient attentivement. On voyait à leurs expressions qu’ils attendaient la réponse. La voix douce du présentateur a bientôt été couverte par une autre voix rauque, soufflant au micro : « La bête du sacrifice doit être donnée en offrande aux pauvres. On peut l’égorger à Mina ou à La Mecque. Les deux sont possibles, Si Dieu le veut. » L’autocar se perdait dans des ruelles sinueuses. Les trottoirs grouillaient tellement de priants que certaines rangées avaient envahi l’asphalte. Nous nous sommes arrêtés. Le contrôleur quinquagénaire et quelques passagers sont descendus. De nouveaux passagers sont montés. Parmi eux, un homme en tenue bleue, la barbe rasée, portait sur sa figure les soucis du pays tout entier. Il tenait dans ses bras sa petite fille de trois ans au visage rond, aux joues roses, à la mine souriante, vêtue d’une robe aux couleurs chamarrées. Le père a trouvé une place libre à côté de moi. Il s’est assis. Sa fille et lui se sont mis à regarder la route par la fenêtre.

« Tic. »

Mon regard s’est déplacé sur le morceau de gâteau tombé de la main de la fillette des marches, à la sortie du bus. Son père n’avait pas fait attention et la petite a continué de baragouiner en lui tirant la manche. Lorsqu’enfin il a compris, un beau sourire s’est dessiné sur ses lèvres. Il s’est adressé à elle plein de tendresse en imitant sa manière de parler, et a voulu satisfaire sa demande. Tandis que le père chuchotait à l’oreille de sa fille, lui faisant promettre un baiser s’il rapportait le biscuit, j’ai failli, dans un élan de bonté, me pencher pour aller le ramasser. Mais l’indifférence envers le malheur des autres m’a rattrapé, m’empêchant de rendre un service aussi simple à une adorable petite fille.
Le père m’a regardé. D’un geste infime de la tête, il m’a remis la créature la plus chère à son cœur, le temps de se baisser pour prendre le gâteau. J’ai pris la fillette dans mes bras; elle ne pesait pas bien lourd. Elle me regardait avec ses grands yeux de miel, tandis que son père était debout, essayant d’atteindre l’ultime marche à l’entrée du bus. Il s’est penché. C’est alors que deux voitures dernier cri ont fait irruption, roulant en sens inverse à toute vitesse, comme dans un hippodrome. Un petit nuage blanc a tremblé dans leur course, puis s’est évaporé dans les airs…
Le chauffeur a vite appuyé sur les freins et viré à gauche. Le père de la petite a perdu l’équilibre. En un instant, il s’est retrouvé éjecté au dehors. Les deux véhicules à contresens ont évité in extenso de heurter l’autocar rempli de passagers, sans voir l’homme qui répétait inlassablement le nom de sa fille. Sa chair a été écrasée, sacrifiée sur l’asphalte noir… Pressés, les deux autos ont continué leur circuit dans le seul but d’arriver à la prière avant que l’Imam commence !
Nous avons porté le cadavre à l’intérieur du bus pour l’emmener à l’hôpital le plus proche, bien que nous sachions qu’il était déjà trop tard. Nous l’avons étendu sur trois sièges. Le sang coulait à flot par plusieurs endroits de son corps. Des passagers ont remarqué avec surprise qu’il serrait quelque chose dans sa main droite.
La petite fille n’a pas pleuré. Elle n’a montré aucun trouble, car elle ne comprenait pas qu’il était mort. Nous l’avons laissée se rapprocher de lui. Elle s’est rappelée le dernier marché qu’ils avaient passé ensemble et a déplié ses doigts pour récupérer de sa paume le morceau de gâteau à l’emballage rouge, le gâteau au miel, resté intact malgré l’horrible accident qu’il l’avait frappé. Pour une raison inconnue, ses yeux se sont remplis de larmes, et elle l’a embrassé sur la joue.